Le tapis de course

Le tapis de course« Pauvre type ! » Prononcée avec calme par un adolescent dans une file de supermarché, cette interjection bouleverse son destinataire, le héros de ce livre. Sans le savoir, l’adolescent vient de fissurer la vie intérieure d’un homme qui se protège par une routine sans faille, sûr qu’il est qu’aucun événement extraordinaire ne doit venir briser la logique implacable de l’existence qu’il s’est construite.

Pour éviter que son monde ne vacille, l’homme se résout à s’enregistrer sur son téléphone portable. Il raconte son quotidien : le travail, la bibliothèque, les collègues, le tapis de course, les quelques amis, la famille, la multitude de livres lus pour trouver quelques rares phrases à ajouter à son petit panthéon privé. Rien n’y fait. Le « Pauvre type » le hante.

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Extrait

22 août

J’ai hésité à lui envoyer un coup de poing. Mon bras s’est raidi, dur comme une barre à mine. Le garçon en face de moi avait un visage blanc et des cheveux noirs qui partaient par mèches dans tous les sens. Jamais personne ne m’a traité de pauvre type. J’ai imaginé mon poing comme un éperon aller s’enfoncer dans la chair de cette tête indolente et parfumée tout en sachant que je ne frapperais pas. L’insulter, le menacer, oui, cela j’aurais pu le faire, cela je sais, je trouve sans peine des sobriquets pour offenser mes semblables, pour réduire une personne à un surnom qui lui collera aux tempes et aux fesses.

Face au jeune homme, je suis demeuré bouche en berne.

Ce qui m’a démuni, c’est que dans l’insulte il n’y avait aucune malveillance, aucune agressivité. Le jeune homme m’a traité de pauvre type avec une voix lisse, neutre, une voix que nulle hargne n’agite. Ce que le jeune homme disait s’apparentait à un constat, dit sur le même ton que s’il avait voulu par exemple informer un client que le magasin fermait à vingt heures ou qu’une pièce était tombée de mon portemonnaie. La phrase avait la clarté d’une certification, quelque chose que l’on accepte comme on accepte qu’une rose ait des épines ou que l’herbe ne soit pas bleue. Ce pauvre type avait la brutalité d’une évidence.

Moi, si je vais au supermarché, ce n’est pas pour faire de la figuration, c’est pour remplir le garde-manger, de la réserve pour deux ou trois semaines, du lourd plein le charriot. A la caisse du magasin, j’avais deux clients devant et deux derrière. Le caddy débordait de marchandises. Je n’ai pas prêté attention à ce que le jeune homme disait en remontant la file, à peine si je l’ai remarqué. Il s’est glissé jusqu’à ma hauteur, il a montré le litre de jus d’orange qu’il tenait et il a dit : Vous permettez ? Il avait déjà gagné deux places, voulait en gagner deux autres. Je l’ai observé avec attention, et j’ai bouché l’espace. De tout mon corps. J’aurais pu ne pas le faire. Combien de fois j’ai laissé ma place à une personne âgée ou à une jeune maman qui n’avait au fond de son panier que deux ou trois babioles ? Cette fois-ci, j’ai fermé le passage, par instinct, et c’est à ce moment précis que le pauvre type a résonné. S’il y avait eu dans la voix du jeune homme, non pas de la haine, mais ne serait-ce que la moindre colère, un filament de rage ou un goût de vengeance, personne ne lui aurait accordé la moindre attention. Mais là, avec ce ton paisible, avec cette aisance aimable, le jeune homme se situait dans un autre espace, une sphère qui désarme et jette à terre. La caissière, les clients, tous ceux qui comme moi avaient entendu, donnaient raison au jeune homme. Inutile de vouloir répondre ou argumenter, inutile de songer à une parade. Le jeune homme avait prononcé un verdict sans appel : j’étais un pauvre type.

Quand mon tour est arrivé, j’ai déposé mes achats sur le tapis, j’ai rempli comme je le pouvais les trois sacs à provisions et j’ai payé. J’ai réussi à donner le change, c’est-à-dire à ne pas laisser transparaître mes sentiments. J’ai marché jusqu’au parking en poussant mon caddy comme un homme libre qui se fout de la terre entière. Mais dès que j’ai fait démarrer la voiture en regardant, qui se balance à chaque virage au bout d’une chaînette métallique, la photographie de toute la famille en train de se livrer à un concours de grimaces, j’ai compris qu’il était trop tard et que j’aurais dû lui bouffer la langue.