Jean Kaempfer dans Le Temps, (janvier 2001)

Lydie, astre noir

L’indifférence au monde, la folie ou la mort frappent les adorateurs de l’héroïne des « Légataires » de Michel Layaz.

Si l’anatomie est un destin, celui de la femme est déterminé par l’envie du pénis qui lui manque : voilà, en gros, la vulgate freudienne. Or, une fois au moins – dans Pour introduire le Narcissisme – Freud douta de sa vulgate : car il existe des femmes, le fait est indéniable, qui semblent ne manquer de rien ; autosuffisantes, inaccessibles, ignorantes de tout ce qui n’est pas elles, ces femmes exercent sur leur entourage une fascination que Freud compare successivement à celle qui émane des enfants, des chats, des grands fauves, des grands criminels et des humoristes ; à leur contact, les hommes, éperdus, ne se sentent pas aimés, se plaignent, s’interrogent à perte de vue sur les énigmes de la féminité… Freud en reste là, à ce scénario ébauché : le roman de la femme narcissique et de ses adorateurs, ce n’est pas lui qui l’écrira. Michel Layaz, au contraire, ne cesse de le revisiter, ce scénario ! Ainsi, dans Les Légataires, son quatrième roman qui paraît ces jours-ci, une jeune fille attire à elle toutes les passions, toutes les énergies : son visage exprime « ce détachement, cette supériorité qu’affichent d’ordinaire les grands criminels et les grands créateurs » ; ses gestes ont « le dépouillement de la vraie élégance, celle qui permet au prédateur d’être regardé avec admiration par ses proies ». Lydie, « dont on voudrait être aimé, n’aime pas » ; « Lydie ne s’intéresse qu’à Lydie » : voilà le secret (tout narcissique) de son pouvoir – et pourquoi « autour d’elle des gorges se tranchent, se lassent les volontés ». Lydie, comme Iris, Valentine ou Irène, les héroïnes des précédents romans de Michel Layaz, est un astre noir dont la sombre incandescence ne laisse personne indemne : l’indifférence au monde, la folie, la mort frappent immanquablement ceux qui, pour s’être approchés de trop près, ont été irradiés par ces femmes mystérieuses et cruelles. Fascination et déréliction : l’imagination romanesque de Michel Layaz tourne inlassablement autour de ce double motif. C’est là sans doute le mythe personnel qui marque l’œuvre en train, lui imprime son pli originaire. Mais un thème, en littérature, ne vaut que par les variations qui lui donnent à chaque fois sa consistance singulière. A ce titre, Les Légataires se signale à la fois par son ampleur et sa rigueur. Rigueur : le thème, ici, a été resserré dans un huis clos familial implacable. Lydie, voilà la scène capitale, a échangé un baiser avec son frère Grégoire – « un baiser qui dévaste le réel […], outrage la mère, tue le père » en instaurant « un espace de divinités dont le verre infranchissable tient à distance ceux que les conciliabules célestes n’ont pas convoqués ». Tandis que Lydie, à Rome, poursuit dans l’insouciance son existence de déesse, son frère, son père et sa mère, dispersés en divers lieux, connaissent la souffrance d’être condamnés désormais à une vie inessentielle. Ampleur polyphonique, enfin, parce qu’à chacune de ces souffrances, Michel Layaz a inventé un espace rhétorique propre : au journal intime du père, qui retrace les étapes d’une marche hallucinée vers la folie et la mort, succèdent les notes romaines de Lydie, puis les cartes postales du fils, dont le dandysme laconique contraste avec les amples méditations élégiaques de la mère rêvant sur des photos de famille. La preuve est ainsi faite que l’on peut raconter une histoire très romantique tout en se donnant des contraintes narratives fortes. L’implication émotive n’empêche pas la virtuosité stylistique : ce n’est pas le moindre mérite des Légataires que de nous le rappeler.