RongeMaille dans http://letrianglemasque.blogspot.ch (21.09.2016)

LOUIS SOUTTER, PROBABLEMENT de Michel Layaz

Qui connait Louis Soutter ? Pas grand monde, probablement et pourtant, son nom a failli par passer à la postérité malgré les tempêtes que cet homme-là traversa de son vivant. Ah, mais quelle vie ! Fils d’excellente famille établie sur les rives du Lac Léman, de cette haute-bourgeoisie qui se targue d’excellence en tout, Louis avait pour père un bonhomme transparent et une mère un peu hautaine, peu aimante. Pour faire court, il fut directeur de l’Ecole des Beaux-Arts de Colorado Springs, qu’il fuira après un mariage raté avec une riche Américaine, fut premier violon à l’Orchestre Philarmonique de Lausanne, sous la baguette des plus grands, puis deuxième violon, puis violon dans la fosse, puis violoniste de petit orchestre, à jouer dans les squares, puis interné par sa famille qui le jugeait bizarre et encombrant. Et puis plus rien.
Plus rien ? Pendant ces dix-neuf années d’internement jusqu’à sa mort en 1942, Soutter gratta, dessina et peignit tant qu’il put sur le moindre bout de papier, noircissant des cahiers entiers de dessins fulgurants qui font aujourd’hui l’objet de fréquentes expositions et d’un travail d’exégèse fourni. Son art, son style, c’était un peu comme si la désespérance des peintures les plus sombres de Munch avait épousé les traits faussement bruts et naïfs des toiles les plus tordues, les plus débridées de Picasso. Mais ni Facteur Cheval, ni Antonin Artaud, Soutter était un artiste qui, plus que de folie ou de névrose, était atteint d’une pathologie nullement repérable en son temps mais qu’aujourd’hui on nommerait autisme, ou quelque chose d’approchant.
Lorsqu’il était violoniste, il lui arrivait de cesser brusquement de jouer pendant 30 secondes, 1 minute, sous le regard furieux de son chef d’orchestre, et ce en pleine générale. Il mangeait très peu, promenait une drôle de silhouette de héron qu’il entretenait à force de marches sans fin. Au village de Ballaigues où se trouvait son hôpital, Soutter n’effrayait personne, discutait avec un peu tout le monde, toujours tiré à quatre épingles. C’était un personnage. Tout juste devait-il se battre parfois contre la bigoterie de Mademoiselle Tobler, la directrice de l’Asile du Jura, et faire fi de la folie réelle de ses compagnons de chambrée, entassés comme lui en ce lieu afin de ne plus apparaître au regard des braves gens et, si possible, d’y mourir en silence.
Soutter n’y était pas mal, au fond, aidé en cela par le soutien de son cousin Le Corbusier qui, entre deux avions, entre deux continents, vint lui rendre visite plusieurs fois et fut un des premiers à repérer l’artiste. Jean Giono, dont une cousine était aide-soignante à l’Asile du Jura, fit avec lui de longues marches, eu avec lui de splendides conversations. Lui l’écrivain solaire à l’humanisme généreux discutant avec Louis, cet oiseau de mauvaise augure, qui mâchait et remâchait la même vision noircie au fusain d’une humanité qu’il semblait craindre, avant de la recracher sur le papier avec fougue, voilà qui devait être peu banal.
Tout comme Ramuz et d’autres, ces deux-là tentèrent bien de le faire connaître, organisèrent des expositions, mais cela ne prit pas. Il faudra attendre, ce fut son côté Van Gogh, une gloire post-mortem. Mais grâce à eux, Soutter obtint une chambre bien à lui, et du matériel à foison pour travailler à sa guise.
Michel Layaz s’est tout entier appuyé sur la biographie de Michel Thévoz Louis Soutter ou l’écriture du désir pour écrire son roman. Son travail, plus acrobatique qu’on ne le pense, a été de tenter une immersion non seulement dans l’univers mais aussi dans l’esprit contrarié de cet artiste, tentant de débusquer quelques éléments dans la vie du peintre qui éclairerait son œuvre. Surtout, Michel Layaz est un grand écrivain qui, à l’aide d’une phrase presque proustienne, enlace son sujet avec grâce et infiniment de force :
« Qu’importe de savoir si Louis, pour ce premier dessin, avait tracé un arbre, des fruits, une voûte d’église, des personnages, le Christ en croix, une ville imaginaire ou une simple décoration, il venait non seulement d’initier ce qui lui permettrait de ne pas sombrer, de justifier sa perpétuelle inadaptation, de conjurer l’inexistence, les hontes et les pêchés, mais surtout il venait de commencer l’exploration d’un monde qui le libérerait, lui d’abord, d’autres aussi, tous ceux qui prendraient la peine de voir son œuvre, c’est à dire d’accepter que soient détruites les certitudes rassurantes et que soient parcourus les chemins de l’inquiétude. »
 
On ne saurait mieux écrire, mieux imaginer la vie intérieure d’un homme aussi tourmenté qu’armé d’une telle élégance de style.
Chapeau bas, donc. Et au-delà de toute probabilité, sans la moindre once de doute, on pourra dire de Louis Soutter, probablement ceci : un grand livre, assurément.
Signé: RongeMaille