Louis Soutter, l’homme 
qui marche

03.09.2016, journal « La Liberté »

A l’un des plus grands dessinateurs du XXe siècle, 
Michel Layaz consacre une biographie romancée

GHANIA ADAMO

Littérature » Dieu ce qu’il pouvait marcher, Louis Soutter! De jour comme de nuit, sous une tempête de neige ou sous un soleil brûlant. Des dizaines et des dizaines de kilomètres parcourus le long d’une vie, avec des moments d’exténuation désespérée ou, au contraire, d’extase. Comme cette halte sur les crêtes du Jura d’où il observe la beauté d’une Suisse indolente, couchée à ses pieds, indifférente à son sort d’artiste maudit. Depuis qu’il a été placé contre son gré, à l’âge de 52 ans, dans l’asile de vieillards de Ballaigues (Jura vaudois), Louis s’évade souvent de ce lieu où il finira ses jours, qui lui paraît déjà comme un «sarcophage». Cet homme considéré comme fou par sa famille, bourgeoise, instruite, cultivée, est un mordu d’«équipées pédestres». Et pour cause: elles lui permettent «de s’étourdir dans un ailleurs».

En ce lundi de juin 1926, il parcourt donc le Val-de-Travers «à vive allure», malgré sa fragilité physique. Louis a des «jambes en bâton». «Ses côtes saillantes» laissent deviner sous sa chair fine «les os du squelette». Il avance «le haut de son corps en avant, courbé comme un roseau qui plie». C’est L’Homme qui marche de Giacometti. Le flash est immédiat. L’image ne vous lâche plus. Elle scintille au fil des pages et laisse une très forte empreinte, à la fois esthétique et métaphysique, sur le nouvel opus de Michel Layaz: Louis Soutter, probablement (Ed. Zoé). En réinventant Louis Soutter, le romancier fribourgeois (présent ce week-end au Livre sur les quais, à Morges) a-t-il songé à la très célèbre sculpture de Giacometti? Probablement. Enfin… on ne sait pas. Comme on ne sait pas si toutes les pensées et les paroles attribuées à Louis sont siennes; si toutes les situations, aussi bien miraculeuses qu’infernales, ont été vécues par lui. Car tout est vrai et rien ne l’est dans cette magnifique biographie romancée qui tresse avec aisance réalité et fiction.

Une place à l’asile

Réel est donc l’internement de Louis à l’asile de Ballaigues. Mais avant d’y entrer en 1923, Louis avait divorcé de Madge, une riche américaine, elle aussi réelle, rencontrée au Conservatoire royal de Bruxelles où tous les deux suivent des études musicales. Madge aime Louis, qu’elle emmène dans son pays natal. «Demain, tu seras directeur du département des beaux-arts au Colorado Springs», lui-dit-elle. Il le devient en effet. Mieux, l’épouse veut un bébé. Mais l’homme n’est pas du genre à se laisser enchaîner. «L’idée d’un enfant terrifiait Louis.» Le voilà qui abandonne le collège de Colorado et Madge, et rejoint la Suisse après un passage par Paris. Morges, où il vivra au début, «devient l’unique salut». L’Orchestre du Théâtre de Genève, puis l’Orchestre symphonique de Lausanne l’engagent comme violoniste. Il joue sous la direction d’Ernest Ansermet. Son talent de musicien est grand, aussi grand que son instabilité qui le fait passer pour un hurluberlu. Il perd les emplois qu’il occupe et gagne une place à l’asile.PublicitéVous pouvez fermer la publicité dans 1 s

Le Corbusier et Giono

C’est là que commence la deuxième tranche de vie de l’artiste, et avec elle un deuxième roman durant lequel Louis va accomplir ses plus beaux dessins, laissant à la postérité une part de lui-même. Car à l’instar de ses personnages qu’il croque à même la chair, avec ses doigts trempés dans l’encre, Louis est l’homme qui marche vers son destin tragique. Il a les mêmes craintes métaphysiques que ses figures aux bouches béantes, dessinées comme autant d’ouvertures sur l’abîme. L’asile, où il est copieusement humilié, n’arrange rien. Heureusement qu’il y a les fugues! Elles relèvent du récit merveilleux, pour le bonheur de Louis, et pour celui du lecteur qui se met à croire au miracle. Une lointaine cousine surgit sur les routes comme une fée. Elle invite Louis à séjourner chez elle, une semaine durant, dans une villa de rêve. Il faut dire que Louis a aussi ses anges gardiens, bien armés pour trancher la gorge à ses démons. Le boucher du village l’apprécie et l’épicier aussi, qui lui fournit les premiers cahiers pour ses dessins.

Mais il y a plus prestigieux: Le Corbusier, cousin germain de Soutter, et Jean Giono. Les deux hommes qui lui rendent visite à l’asile – un moment de grâce – ont largement contribué à la promotion de son œuvre. Eux ont connu la gloire de leur vivant. Louis attendra sa mort pour connaître la sienne.

 Michel Layaz, Louis Soutter, probablement, Ed. Zoé, 240 pp.