Le «brevet de fantôme» d’une enfant exclue

Libération du 09 février 2019, par Frédérique Fanchette

Failles familiales selon Michel Layaz

Ludivine a des superpouvoirs. Elle peut voler dans les airs. Celle qui veille sur elle, Silke, 19 ans, l’apprend à ses dépens. Un jour, alors que l’enfant a disparu, elle la voit s’élever à cinq mètres de hauteur, suspendue à la barrière d’un passage à niveau redressée juste après le passage d’un train. Ludivine a aussi un talent pour l’invisibilité, un «brevet de fantôme». Parmi ses activités préférées : «devenir capable de se mouvoir de façon imperceptible et de trouver les astuces pour ouvrir sans bruit une porte ou un placard, de traverser une chambre mieux qu’un courant d’air […] ou de se tenir proche de quelqu’un sans qu’il perçoive notre présence». Pendant neuf mois, Silke, sa «préceptrice», va s’occuper de cette fillette «endormie» selon sa mère, mais en réalité assoiffée de communication avec la nature et de jeux inédits dictés par son imagination. Une expérience qui marquera la jeune fille à vie, et sur les traces de laquelle, devenue photographe, elle reviendra des années plus tard. Ludivine, elle, se sera depuis longtemps enfuie, loin, dans un pays étranger.

Ce qui pourrait être un simple roman sur les charmes de l’enfance, un apprivoisement réciproque, se révèle vite complètement autre. La femme est une avocate à succès, et grimace en constatant l’inadéquation de sa fille face à son idéal de perfection. Le père, couvé par la mère, est un peintre obsédé par son art, et aigri par le manque de reconnaissance. Le lieu, pourtant magnifique, évoque la claustration : une maison de maître isolée, baptisée «la Favorite», adossée à un bois. L’atmosphère surannée de cruauté insidieuse s’accroît peu à peu sous l’œil de Silke : les parents sont repliés sur leur amour conjugal monstrueux, excluent leur fille unique. Parfois, à l’occasion d’une maladie de Ludivine ou de la construction d’une cabane, ils surjouent leur rôle de parents beaux, riches, attentionnés et ces balancements susceptibles de rendre fou n’importe quel enfant instaurent chez le lecteur du mal-être.

Silke observe ce qui se trame, les failles de cette construction familiale. Elle comprend vite l’impasse artistique dans laquelle est le père, et saisit sous son vrai jour la grotesque adoration de la mère, cette «déesse hautaine». «Pauvre type», laisse échapper la jeune«préceptrice», à un moment où l’homme fait une nouvelle fois preuve de méchanceté enfantine vis-à-vis de sa propre fille. La beauté du livre est dans le croisement des points de vue de Silke et de Ludivine, pétries de candeur et de lucidité. Sans Silke – le titre fait référence au jour où la mère donne son congé à la jeune fille : «Maintenant, la vie à la Favorite se passera sans Silke» – est le dixième livre paru aux éditions Zoé de Michel Layaz. Né en 1963, le romancier suisse romand a été très remarqué en 2016 avec Louis Soutter, probablement, ouvrage consacré à l’artiste suisse longtemps et à tort rattaché à l’art brut, qui finit ses jours interné de force dans un asile pour vieillards, après une vie d’errance