L’écrivain Michel Layaz, assoiffé d’amour et de peinture

Le Temps du 9 février 2019, par Julien Burri

Le Fribourgeois Michel Layaz imagine un couple vivant une passion mortifère, retranché dans une maison de maître. Délaissée, leur petite fille Ludivine préfère la compagnie des arbres

La jeune Silke, étudiante, répond à une annonce parue dans un journal. Elle est engagée par un couple pour s’occuper de leur fille, Ludivine, 9 ans, bientôt 10. 

Elle s’installe à La Favorite, maison de maître bâtie non loin de Lausanne. Isolée dans les champs, près de la forêt, La Favorite est le décor d’un étrange théâtre, d’un huis clos étouffant joué par les parents de Ludivine. Elle, avocate, a «un timbre doux et autoritaire», mais une «voix couperet, saignante». Tout lui réussit, belle, intelligente, elle sait même réaliser des «millefeuilles à la framboise, flamboyants et hollywoodiens», se montrer «radieuse, frivole et clémente»… Mais elle a la froideur du sphynx et ne laisse rien paraître de ses émotions.

Lui est un artiste qui ressemble à la fois à un grand malade et à un enfant. Il vit pour l’essentiel retranché dans son antre. «L’atelier, c’est sa cathédrale. L’atelier et moi sommes ses deux grandes amours», explique sa femme. «Chemise noire strictement boutonnée», «élégant, tout à la fois robuste et efféminé», taciturne et placide, le père ne semble s’animer et «prendre des couleurs» que lorsqu’on lui parle de ses toiles. Il ne supporte pas le bruit, même celui des boules du billard en bois de rose marqueté qui trône dans une pièce du rez-de-chaussée.

Sevrée d’amour

A La Favorite, l’atmosphère est étouffante. Le lecteur a l’impression un instant d’être introduit chez Solal et Ariane, le couple imaginé par Albert Cohen dans Belle du Seigneur. Comme eux, les personnages de Sans Silkevivent protégés du dehors trivial, cloitrés dans leur passion mortifère. L’élément perturbateur qui empêche leur tête-à-tête orgueilleux et exclusif, c’est leur propre fille. Ludivine aimerait jouer au billard, crier, dessiner des girafes et monter aux arbres… Elle a des airs de petit singe et ne correspond pas à leur idéal de fille modèle. Ils ne reconnaissent pas en elle leur reflet brillant et se montrent de plus en plus cruels.

Sevrée d’amour, Ludivine développe un rapport particulier à la nature et étreint les arbres. «Elle aimerait seulement que les traces de sa joue et de ses mains se gravent dans l’écorce.» L’enfant solitaire s’enivre des parfums de la forêt, du bruissement des branches. Silke deviendra son amie. Ensemble, elles partageront les joies du grand air, des jeux et des rires. La vrai vie, frémissante, vertigineuse, n’est pas dans les toiles du maître de maison, ni dans la décoration soignée des pièces. Elle est dans la forêt et dans l’amitié.

Pendant les neuf mois qu’elle passe dans la maison, Silke commence à développer une obsession pour ce trio infernal et à enfreindre les limites. Notamment celle de s’aventurer dans le Saint des Saints, l’atelier du peintre.

L’art ancré dans la vie

C’est vingt ans plus tard, après une ultime visite à La Favorite, qu’elle entreprend le récit des neuf mois passés aux côtés de Ludivine. Sous ses airs de conte de fées, Sans Silke séduit, même si son symbolisme est parfois appuyé, ses personnages proches de la caricature. Mais l’atmosphère glaçante de la maison marque durablement. Le charme opère. Michel Layaz, après avoir consacré un roman à un peintre (Louis Soutter, probablement, Zoé, 2016), délivre à nouveau un point de vue sur la création: l’artiste doit laisser bruire la vie autour de lui. «Je pense à Victor Hugo, l’amoureux fou de ses petits-enfants, je pense à Pissaro et à Picasso», confie la narratrice, Silke, au lecteur. Qui se frotte à la vie, aux cris, aux pleurs, peut créer véritablement, «c’est à ce prix-là que se peignent et s’écrivent les plus belles œuvres».

L’écriture de Michel Layaz, que l’on imagine tentée elle aussi par la beauté du style et des images, prend la clé des champs, ou plutôt de la forêt. Elle tourne le dos au cadre mortifère de la perfection, à La Favorite, à l’atelier de l’art pour l’art, pour rejoindre la vie. Son guide, c’est Ludivine. L’auteur sait capturer à merveille son héroïne, les mouvements de son corps et de son esprit, son onirisme salvateur.