Jean Kaempfer dans Domaine Public (30/05/2003)

Le « flux effrayant » des larmes

Michel Layaz aime tout à la fois la verve et la rigueur ; dans ses romans, le lecteur croise de nombreux conteurs magnifiques ; mais c’est par des agencements savants qu’il est conduit vers eux. Les Larmes de ma mère ne fait pas exception, qui obéit à une architecture simple, souple et rigoureuse. De brefs chapitres (vingt-six en tout), portant le nom d’un objet inanimé, évoquent les années d’enfance du narrateur. Cet inventaire de choses singulières est interrompu de loin en loin par quatre chapitres dont le titre, Les larmes de ma mère, coiffe également l’ensemble du texte. A l’exploration multiple du monde des objets répond une scène obsédante, dont le noyau est un scandale destinal : la mère du héros-narrateur, au moment de sa naissance, a laissé échapper un « flux effrayant » de larmes – contredisant ainsi l’opinion commune (et flatteuse) selon laquelle « les naissances donnent aux mères un bonheur sans égal ». Une troisième strate textuelle, isolée par des astérisques, se détache enfin ; ce sont de brefs fragments de dix ou quinze lignes, qui donnent un cadre contemporain aux souvenirs d’enfance ; ceux-ci sont ressuscités à la demande d’une interlocutrice pour qui le pouvoir des mots constitue la vertu cardinale : « Tu exiges des mots. C’est aux mots que tu veux croire. »

Ecrire la mémoire Mais rien n’est moins simple que de faire croire à la présence des choses que nous confions aux mots. Essayez, par exemple, de dire ce que fut pour un enfant, voici trente ans, un tourniquet ! La mémoire restitue en vrac un objet manufacturé, un contexte, un bonheur spécifique, des émotions et des expériences singulières. Mais les trouvailles de la mémoire restent lettre morte si l’exigence des mots ne vient pas les arracher à l’insignifiance. Choses, ambiances et fantasmes renaissent, dans Les Larmes de ma mère, avec une rare évidence. Nul miracle : un écrivain est à l’œuvre ici, qui a su conduire le passé évanescent vers un monde verbal subtil et complexe, où il s’est revitalisé.

L’invention de soi Comment en vient-on à se vouer à l’exigence des mots ? Le dernier roman de Michel Layaz est généalogique ; il raconte le renversement d’une déréliction initiale en heureuse chance : l’enfant abandonné est contraint à une invention de soi dont l’écriture romanesque sera l’aboutissement logique et parfaitement satisfaisant. Cette prise de parole s’oppose activement au silence imposé par la mère, – par exemple lors de cet « instant imprévisible » et traumatique où, ne supportant pas la voix de son fils qui mue, elle se tourne vers le père et « d’une voix sans appel, d’une voix qui accule, qui administre les maux comme des coups de batte, ma mère disait. Arrange-toi chéri pour qu’il se taise ! » Mais l’exclusion crédite les productions de l’imagination, multiplie les fantaisies de triomphe. Réduit au silence, l’enfant a tôt fait de se métamorphoser en couteau à viande (celui qu’il tient à la main), et de se glisser, sous cette forme contondante, entre les lèvres de sa mère ! Puis, « d’un coup net, d’un coup de prestidigitateur, j’aurais sectionné sa belle langue rose qui serait tombée dans l’assiette, d’abord frétillante comme un poisson sorti de l’eau, mais vite inerte, perdant sa teinte, sa superbe, se ratatinant comme une chair bouillie qui se fige dans le gris des cadavres et qu’on jette, dans un geste d’évidence, aux chiens. »

L’échappée dans les mots Les mondes alternatifs riches et malléables que l’enfant excelle à inventer ne vont pas tarder à faire pièce aux petits mondes avares et univoques que découpent les sèches sentences maternelles. « Pour échapper à ma mère, je ne pouvais compter que sur l’agencement des mots, sur le gožt du mensonge. » Ainsi l’exclu, découvrant l’espace propre que les mots ont pouvoir d’instituer, s’arrache à la tétanisation dans laquelle les formules implacables de sa mère l’enfermaient sans recours. Une première idée de cet arrachement lui avait été donnée par son père. Contrairement à l’univers maternel, univers domestique, mondain, narcissiquement bouclé sur lui-même, celui du père est ouvert et ménage des échappées hors de la contrainte sociale. Mais l’intuition la plus sžre que des échappées comparables lui sont promises, c’est chez quelques magiciens du verbe que l’enfant la trouve. Il suffit à ceux-ci de prendre la parole pour qu’aussitôt un monde lumineux et apaisé s’installe : « Quelques syllabes passent entre les lèvres de celui qui possède la maîtrise et aussitôt les esprits se domptent, les batailles se brisent, les orgueils se percent, les lâchetés cessent. » La mère narcissique et le parleur émouvant déploient une fascination comparable ; l’une comme l’autre font taire la furie du monde dans l’autorité d’une formulation décisive. Mais la maîtrise maternelle est armée et sans réplique ; la maîtrise du conteur est désarmante et éphémère. Quant à la maîtrise de l’écrivain – la maîtrise de l’auteur des Larmes de ma mère – elle est désarmante comme celle du conteur, mais non pas éphémère comme elle, parce qu’elle est conservée dans une langue souple et de grande ampleur, qui sait allier le réalisme descriptif, l’ouverture évocatoire et la concision poétique.

Source : http://www.domainepublic.ch/articles/6411