Eloge prononcé par J.Kaemper lors de la remise du prix Dentan

Michel Layaz aime tout à la fois la verve et la rigueur ; dans ses romans, le lecteur croise de nombreux conteurs magnifiques ; mais c’est par des agencements savants qu’il est conduit vers eux. « Les larmes de ma mère » ne fait pas exception, qui obéit à une architecture simple, souple et rigoureuse. De brefs chapitres (vingt-six en tout), portant tous le nom d’un objet inanimé, évoquent les années d’enfance du narrateur. Cet inventaire de choses singulières est interrompu de loin en loin par cinq chapitres dont le titre, « Les larmes de ma mère », coiffe également l’ensemble du texte. A l’exploration multiple du monde des objets répond une scène obsédante, dont le noyau est un scandale destinal : la mère du héros-narrateur, au moment de sa naissance, a laissé échapper un « flux effrayant » de larmes – contredisant ainsi l’opinion commune (et flatteuse) selon laquelle « les naissances donnent aux mères un bonheur sans égal ». Une troisième strate textuelle, isolée par des astérisques, se détache enfin ; ce sont de brefs fragments de dix ou quinze lignes, qui donnent un cadre contemporain aux souvenirs d’enfance ; ceux-ci sont ressuscités à la demande d’une interlocutrice pour qui le pouvoir des mots constitue la vertu cardinale : « Tu exiges des mots. C’est aux mots que tu veux croire. »

Mais rien n’est moins simple que de faire croire à l’évidence des choses que nous confions aux mots. Essayez, par exemple, de dire ce que fut pour un enfant, voici trente ans, un tourniquet ! C’est d’abord un objet manufacturé, avec ses parties et qualités, mais c’est aussi un contexte, une piscine par exemple, avec ses tobbogans et bombes giclantes ; puis, le tourniquet, c’est encore un bonheur spécifique, une modification ludique collective – des visages qui rougissent, pâlissent ou se décomposent ; l’occasion aussi pour les plus hardis de prendre une fille sur leurs genoux ; et c’est l’enjeu, enfin, d’émotions et d’expériences résolument privées. Par exemple Romaine ne s’est jamais trouvée sur les genoux du héros : « Je préférais ne pas connaître la joie qu’elle m’aurait donnée en acceptant mon invitation pour ne pas être confronté à la tristesse dans laquelle j’aurais sombré si elle l’avait refusée. Romaine se posait sur les genoux d’autres garçons et d’autres filles se posaient sur les miens. Le tourniquet tournait ainsi sans véritables périls. »

Mais les trouvailles de la mémoire restent lettre morte si l’exigence des mots ne vient pas les arracher à l’insignifiance. Choses, ambiances et fantasmes renaissent, dans « Les larmes de ma mère », avec une rare évidence. Nul miracle : un écrivain est à l’œuvre ici, qui a su conduire le passé évanescent vers un monde verbal subtil et complexe, où il s’est revitalisé.

Comment en vient-on à se vouer à l’exigence des mots ? D’une certaine façon, « Les larmes de ma mère » propose le roman généalogique de cette exigence ; voici donc un roman – ce sera mon hypothèse – qui déplie un fantasme originel, dramatise quelques-unes des configurations qu’il a générées, mais aussi, qui relate le renversement progressif de cette situation initiale de déréliction en une heureuse chance : les larmes scandaleuses de la mère sont à l’origine d’une vocation d’écrivain, parce qu’elles obligent l’enfant abandonné à une invention de soi dont l’écriture romanesque est l’aboutissement logique et parfaitement satisfaisant.

Au départ de ce roman d’une vocation, il y a donc le rejet maternel, et sa version active, la volonté d’humilier. Les scènes ne manquent pas, dans le roman de Layaz, évoquant les verts paradis de l’enfance ; mais elles ne sauraient faire oublier que ces paradis ouvrent souvent sur des enfers certains. Ainsi, les rares caresses prodiguées par la mère sont mensongères, elles débouchent sur l’effroi, portent « la mort en elles » ; ou ce sont les caprices de la voix du narrateur en train de muer qui provoquent immanquablement cet « instant imprévisible […] où ma mère se tournait vers mon père et d’une voix sans appel, d’une voix qui accule, qui administre les maux comme des coups de batte, ma mère disait : Arrange-toi chéri pour qu’il se taise ! »

Ce rejet délibéré du fils cadet crée un monde violemment bipolaire, dont le point de vue de l’exclu souligne dramatiquement les contours. Tout cela ne manque pas d’allure ! Vues du néant obscur, les choses et les êtres brillent et rayonnent d’un éclat plus intense. Pour l’enfant dans son exil, sa mère est par exemple une apparition royale, solaire, « dont les lèvres étourdissantes nacrent les mots d’une sensualité sublime ». Dans cet éclairage caravagesque, le monde alentour devient magique et encourage en retour les rêveries et les fantasmagories. L’exclusion crédite les productions de l’imagination, multiplie les fantaisies de triomphe où l’enfant, in petto et a piacere, retourne les situations intolérables. Ainsi a-t-il tôt fait, réduit au silence à cause de sa voix inharmonieuse, de se métamorphoser en couteau à viande (celui qu’il tient à la main), et de se glisser, sous cette forme tranchante, entre les lèvres de sa mère. Puis, « d’un coup net, d’un coup de prestidigitateur, j’aurais sectionné sa belle langue rose qui serait tombée dans l’assiette, d’abord frétillante comme un poisson sorti de l’eau, mais vite inerte, perdant sa teinte, sa superbe, se ratatinant comme une chair bouillie qui se fige dans le gris des cadavres et qu’on jette, dans un geste d’évidence, aux chiens. »

La méticuleuse précision imaginative qui préside à ce fantasme castrateur trouvera bientôt à s’employer dans le monde réel. Les mondes alternatifs riches et malléables que l’enfant excelle à inventer ne vont pas tarder en effet à faire pièce aux petits mondes avares et univoques que découpent les sèches sentences maternelles. « Tu comprends ? … Ce chat, c’est le diable », dit-elle par exemple à propos d’un chat représenté sur une image. L’enfant refuse cette interprétation allégorique ; dans ce chat, il préfère reconnaître quelque chose de moins étriqué – un frère de Titus, le chat bien réel avec lequel il a de fréquentes discussions (« Mieux qu’un journal intime, Titus savait accueillir mes propos. ») De même, il découvre l’art de contourner les diktats de sa mère en les reformulant de façon ambiguë, mais à son profit : par exemple, sa mère l’aime avec les cheveux longs, lui les veut courts. Aussi dit-il au coiffeur (qui le comprend fort bien) : « Le plus court possible, avec l’illusion de la longueur ! » En outre, il maîtrise de mieux en mieux l’art d’ordonner le récit de ses mésaventures de façon à s’éviter reproches et questions : « pour échapper à ma mère, je ne pouvais compter que sur l’agencement des mots, sur le goût du mensonge. »

Ainsi l’exclu, découvrant l’espace propre que les mots ont pouvoir d’instituer, peut s’arracher à la tétanisation magique dans laquelle la beauté lumineuse et les formules implacables de sa mère l’enfermaient sans recours. Une première idée de cet arrachement lui avait d’ailleurs été donnée par son père. Contrairement à l’univers maternel, – univers domestique, mondain, narcissiquement bouclé sur lui-même -, celui du père est ouvert et ménage des échappées hors de la contrainte sociale. Mais c’est surtout la rencontre de quelques enchanteurs capables d’assurer de telles échappées par la seule magie du verbe, qui me paraît ici déterminante. J’ai déjà évoqué ces enchanteurs : ils sont présents dans tous les romans de Layaz, où il leur suffit de prendre la parole pour qu’aussitôt un monde lumineux et apaisé s’installe : « Quelques syllabes passent entre les lèvres de celui qui possède la maîtrise et aussitôt les esprits se domptent, les batailles se brisent, les orgueils se percent, les lâchetés cessent. » Ces « voix radieuses, irradiantes » exercent une sorte de commotion douce et pénétrante qui suscite un désir d’adhésion de tout l’être.

La mère narcissique et le parleur émouvant déploient une fascination comparable ; l’une comme l’autre font taire la furie du monde dans l’autorité d’une formulation décisive. Mais la maîtrise maternelle est armée et sans réplique ; la maîtrise du conteur est désarmante et éphémère. Quant à la maîtrise de l’écrivain – la maîtrise de l’auteur des « Larmes de ma mère », que le Prix Dentan salue et consacre aujourd’hui, elle est désarmante comme celle du conteur, mais non pas éphémère comme elle, parce qu’elle est conservée dans une langue souple et de grande ampleur, qui sait allier le réalisme descriptif, l’ouverture évocatoire et la concision poétique.