Patrice Borcard dans La Gruyère (05/06/2003)

La mère pour mémoire

Pour son cinquième roman, « Les larmes de ma mère », Michel Layaz, écrivain d’origine fribourgeoise établi à Lausanne, a reçu le Prix Dentan 2003. Il couronne un ouvrage dense et profond sur la construction de la mémoire, les souvenirs de l’enfance et l’image de la mère.

Les êtres aimés, singulièrement les mères, on les fréquente trop souvent en propriétaire négligent. L’habitude trouble le regard et durcit le cœur. Il suffit que la mort passe par là pour que la place qui aurait dû leur revenir apparaisse dans toute sa dimension, dans toute sa béance. Nombre d’écrivains ont ces dernières années mêlé leurs larmes à l’encre de leur plume pour saluer ces figures dont ils ne parviennent pas à se séparer. C’est le cas de Jean-Noël Pancrazi qui a livré une trilogie des adieux, dont un superbe Renée Camps. Récemment, Claire Fourier accomplissait avec C’est de fatigue que se ferment les yeux des femmes un ultime dialogue avec un visage tant aimé. Ces mères disparues reprennent vie dans les souvenirs de l’enfance. Lesquels ont souvent la beauté des photographies jaunies, où l’imagination complète – et enjolive – ce que la mémoire a déjà poussé dans les marges. Le dernier roman de Michel Layaz ne s’inscrit pas dans cette mode de « cérémonie des adieux ». Les larmes de ma mère sont un récit sensible, subtil et troublant, où l’auteur réfléchit à la manière d’écrire la mémoire. Ce texte, porté par une certaine nostalgie, se cristallise autour d’objets qui sont autant de pierres laissées sur le chemin de l’enfance. « Les objets ne sortent pas de la tête aussi vite que tu l’imagines », dit l’auteur qui a placé en exergue ces mots de Pavese : « Seules les choses dont on se rappelle sont vraies. » Du tourniquet à la canne à pêche, de la poêle en fonte aux escarpins verts, de la balançoire aux fléchettes, ces objets – en vingt-six épisodes – nourrissent la mémoire, ressuscitent des émotions, font émerger à la surface des souvenirs quelques moments où domine la figure maternelle. Dans cette charpente mémorielle, quatre chapitres possèdent un titre identique à celui de l’ouvrage : Les larmes de ma mère. Ces textes, précis et denses, travaillent inlassablement la même image, la même scène obsédante : lors de l’accouchement, la mère a accueilli son troisième fils par une crise de larmes. Et cette mère tentera de se débarrasser du témoignage de cet épisode, la seule photographie où mère et fils sont réunis. Devenu homme, l’auteur interroge ce geste qui ronge sa conscience. Intervient finalement un dernier niveau chronologique, comme un fil tiré entre le passé et l’actualité : des textes brefs, chargés de poésie, où l’auteur interpelle la femme aimée. Pouvoir des mots Ce cinquième roman de Michel Layaz est assurément le plus abouti. Avec cette rigueur stylistique dont l’auteur a témoigné dès Quartier Terre, son premier roman, Layaz poursuit sa quête de la planète des mots. Sa tentative de percer ici le mystère de sa mère est aussi un travail sur le pouvoir des mots et sur la fascination qu’ils exercent sur lui-même. En travaillant sur la mémoire de la mère, Layaz remonte aux racines de cet imaginaire dont il fait usage aujourd’hui. « Pour la première fois, je découvris que le recours à l’imaginaire permet de braver des situations pénibles. Je ne savais pas encore qu’il permet aussi, non seulement de faire face à des moments détestables ou bouleversants, mais de rendre l’existence possible, supportable, et qu’ainsi on peut rire des choses graves et rendre le risible sérieux. » En reconstituant l’étrange puzzle de l’image maternelle, Layaz se transforme en archéologue de sa propre histoire, au cœur de laquelle coule la passion du verbe. « Si j’avais trouvé les mots, j’aurais arrêté tout cela. Quelques syllabes passent entre les lèvres de celui qui possède la maîtrise et aussitôt les esprits se domptent, les cœurs s’apaisent, les batailles se brisent, les orgueils se percent, les lâchetés cessent. » En décernant le Prix Dentan 2003, il y a quelques jours, à Michel Layaz, le jury a récompensé un véritable écrivain qui construit, livre après livre, son propre univers, porté par une langue précise, ample et poétique.

Source : http://www.lagrue.ch/culture/articles/articles%202003/03.06.05-culture.htm