Isabelle Martin dans Le Temps (février 2003)

Michel Layaz croit au pouvoir des mots

La subtile confession des « Larmes de ma mère » séduit par sa manière d’affronter la réalité en misant sur la parole libératrice.

Une petite voiture mécanique, deux fléchettes, une statue, des orchidées artificielles, une boîte d’hameçons, des escarpins verts, un couteau à viande, un ex-voto… Et une photographie, qui joue le rôle du raton laveur de Prévert dans cet inventaire d’objets familiers : c’est sur eux, et en particulier sur cette image d’une accouchée avec son bébé, que se fonde le séduisant récit d’enfance imaginé par Michel Layaz, auteur lausannois de 40 ans. Faut-il parler de maturité à propos de ce cinquième roman ? Toujours est-il que la contrainte formelle s’y faisant plus légère que dans Ci-gisent (L’Age d’Homme, 1998) ou Les Légataires (Zoé, lire le SC du 27 janvier 2001), le livre respire plus librement. Tout subtil qu’il soit, le dispositif narratif des Larmes de ma mère n’a en effet pas la complexité des précédents qui mettaient en scène, avec quelque exacerbation, un quatuor amical ou familial dont les récits s’enchevêtraient ou se juxtaposaient autour d’un personnage de femme fatale. Ici, la relation est plus directe : un seul narrateur s’exprime à la première personne, dans une alternance de remémorations anciennes et d’adresses à la femme aimée qui l’a incité à entreprendre cette sorte d’exorcisme verbal de son passé : « Tu exiges des mots. C’est aux mots que tu veux croire. » Les mots, la parole, la voix jouent d’ailleurs un rôle important dans plusieurs des scènes évoquées (une trentaine en tout) : mots nourriciers des livres sans lesquels la mère du narrateur mourrait au monde ; cris muets de rage et de vengeance du narrateur adolescent en pleine mue ; voix radieuse, sensuelle et enchanteresse d’un faucheur au visage racorni ; voix majestueuse du coiffeur démiurge… Mais surtout attente éperdue de « la parole qui délivre ». Elle ne saurait venir de la mère, interprète du rôle cher à l’auteur de la femme fascinante et mystérieusement cruelle : pourquoi a-t-elle cette allure de tragédienne ou de prophétesse et cette voix coupante de castratrice, « victorieuse, victorienne » ? ce « ton de haine frivole qui méprise » ? ces paroles qui détiennent « le pouvoir de ravir, d’enjôler » ? cette voix « qui mutile les volontés, qui abolit toute lutte » ? Pourquoi aussi a-t-elle pleuré le jour de son accouchement, ce qu’atteste une photographie, et pourquoi a-t-elle jeté à la poubelle cette photographie, la seule pourtant qui la montre avec le cadet de ses trois fils ? On l’apprendra peu à peu, au gré d’une suite d’évocations suscitées par les objets retrouvés dans l’appartement parental désormais vacant. Elles dessinent habilement tout un environnement familial : au premier plan, le narrateur et sa mère, duo irréconciliable mais indestructible ; en retrait, le père, réservé mais complice ; dans l’arrière-fond, les deux frères aînés, compagnons de jeu volontiers tortionnaires, escortés d’autres figures épisodiques mais fortes – ainsi ce magicien qui conseille au narrateur, contrairement aux lois de la bienséance et à l’ordre intimé par sa mère, de choisir toujours les meilleurs fruits. A sa façon, romantique et moderne, cette confession est aussi un roman d’apprentissage où l’on voit un jeune garçon affirmer son identité et s’affranchir de la tutelle maternelle, à force de courage et au prix de pas mal de souffrances, en se fixant pour règle de « tout lui dire et ne rien révéler ». Ce qui est, faut-il le souligner, à l’exact inverse de la démarche du romancier !