Isabelle Martin dans Le Temps (mai 2003)

Michel Layaz. « Un écrivain doit être au clair sur ce qu’il ambitionne »

Le lauréat du Prix Dentan 2003, qui signe avec « Les Larmes de ma mère » un beau roman sur la parole libératrice, a bénéficié d’une bonne presse en France. Son souhait : avoir 5000 lecteurs fidèles.

C’est Michel Layaz qui recevra, jeudi 22 mai, le Prix Dentan 2003 (lire ci-dessous) : excellent choix puisque le romancier lausannois, né en 1963, signe avec Les Larmes de ma mère (Zoé) un cinquième livre très réussi, propre à toucher un vaste public par son thème, les souvenirs d’enfance. Ce récit-confession mêle cruauté, nostalgie, ludisme, sensualité et il accorde un rôle prépondérant à la parole libératrice. Prenant prétexte d’objets retrouvés – une petite voiture mécanique, deux fléchettes, une statue, des orchidées artificielles, une paire d’escarpins verts ou la photographie d’une accouchée avec son bébé –, il évoque les difficiles rapports d’une mère et de son troisième fils (lire le SC du 1er février 2003). Rencontre avec le lauréat et examen détaillé de l’objet-livre primé, un exercice qui en dit plus long qu’on croit !

Samedi Culturel : La couverture de votre roman s’orne d’une reproduction qui intrigue, autant que son titre frappe… Michel Layaz : Les arts plastiques représentent quelque chose d’important pour moi, ils m’ont toujours intéressé. Je suis très attaché à l’image même si les mots sont ce avec quoi je peux créer. J’aime me ressourcer en visitant des expositions d’art contemporain, cela me donne des idées, par exemple en voyant certaines vidéos que j’ai envie de transcrire en mots. L’image qui figure en couverture du livre ? C’est ma femme Véronique Mauron, historienne de l’art, qui a pensé à Gerhard Richter. J’aime bien faire rimer l’image et le texte, dans un rapport suggestif comme ici : on pense qu’il s’agit d’une photo et c’est une peinture, elle a quelque chose de flou et de tremblé, et ce « fiancé » a plutôt l’air d’un fils, on dirait un enfant-fiancé.  » Quand j’écris, le titre me vient au début, il déclenche certains épisodes ou dirige l’histoire. Les larmes, c’est quelque chose qui s’est perdu, qui a été gommé de notre existence comme les mouchoirs en tissu qui les essuyaient.

– Après « Ci-gisent » (L’Age d’Homme, 1998) et « Les Légataires » (Zoé, 2001), ce titre a quelque chose de beaucoup plus concret et tout le livre respire plus librement : peut-on parler d’un virage ? – Question difficile. Je n’ai pas assez de distance pour vous répondre. Ce que je peux dire, c’est que les préoccupations structurales, formelles sont moins privilégiées dans ce livre, qui va plus directement au cœur de certaines sensations. Ci-gisent est certainement de tous le plus intellectuel, celui pour lequel j’ai dû faire des croquis pour m’y retrouver dans sa structure. Ici, le climat est peut-être moins étouffant que dans d’autres de mes livres, parce que le narrateur s’en tire bien en fin de compte. Et puis les souvenirs d’enfance touchent tout le monde : qui n’en a, à l’exception de Perec dans W ? C’est un thème universel dont tout mon propos a consisté à dire la singularité à travers des nuances.

– Dernière mention sur la couverture, le nom de l’éditeur. Comment êtes-vous passé de L’Age d’Homme à Zoé ? – Je dois beaucoup à Claude Frochaux qui m’a fait confiance à mes débuts et m’a donné une première chance salutaire en publiant Quartier Terre, il y a dix ans, dans la collection Contemporains qu’il dirigeait à L’Age d’Homme. J’ai choisi de changer d’éditeur lors du conflit yougoslave, en cédant aux remarques de ceux qui me disaient : « Tu devrais être chez Zoé, c’est une maison pour toi. »

– Au verso du livre, on découvre votre photo, un résumé du livre et trois lignes où l’on apprend que vous vivez « à Lausanne et à Paris » : qu’est-ce à dire ? – Je ne me reconnais jamais tout à fait dans une photographie ; contrairement à la plupart des gens, j’ai plus de familiarité avec ma voix qu’avec mon image. Mon partage entre Lausanne et Paris est dû au fait que ma femme a travaillé à sa thèse à Paris où je la rejoignais assez souvent ; nous avons pu ensuite, grâce à un peu d’argent qui nous est échu simultanément, acheter un petit appartement près de la Bastille qui s’est révélé une véritable affaire après coup. J’y passe une dizaine de jours par mois parce que j’ai la chance que mes cours à l’Ecole professionnelle de commerce de Lausanne soient regroupés sur deux jours.

– La citation flatteuse des « Inrockuptibles » à propos des « Légataires » est-elle due à votre présence à Paris ? – Cela a sans doute aidé, comme tous les contacts directs. J’en ai eu d’autres lors des « Belles étrangères » consacrées à la Suisse en 2001 et, pour mon dernier livre, des articles sont parus dans Livres-Hebdo, Le Monde, Le Nouvel Observateur et même La Provence. La presse se met en place gentiment. Vous savez, je crois qu’un écrivain doit être au clair sur ce qu’il ambitionne. J’aimerais réussir à avoir un public de 3000 à, disons, 5000 personnes qui me suivent ; si j’y arrive, à partir de là, c’est bon ! Depuis le début, je suis content de ce que chacun de mes livres m’a apporté : soutien financier, invitation, prix. Et à ce stade, je suis très heureux de recevoir le Prix Dentan.

– Sur le premier rabat du livre figure un long extrait qui évoque la photographie d’une accouchée en pleurs. Ce qui frappe, c’est le conditionnel introduit par le narrateur dans ce passage… – Ce conditionnel exprime le fait qu’il y a toujours une incertitude – Claude Simon parlait de crise de la représentation – un doute permanent : est-ce que ça s’est vraiment passé comme ça ? Le narrateur, ici, n’a peut-être pas envie de savoir ce qui s’est réellement passé.

– Au début de votre récit, vous avez placé une citation de Pavese sur la vérité du passé : est-ce une de vos admirations littéraires, comme Cendrars auquel vous faites allusion à deux reprises ? – Non, je n’ai pas de liens pointus avec lui. C’est plutôt quelqu’un qui suscite tour à tour de la fascination et de l’exécration, mais j’aime bien ça, un écrivain qu’on a parfois envie de jeter ! Dans cet extrait du Métier de vivre, Pavese affirme en somme qu’il ne faut pas tricher. Cendrars, comme Pessoa ou Claude Simon, fait partie de ces écrivains que j’aime relire parce qu’ils vous remettent dans le travail, qu’ils sont des déclencheurs d’écriture. Avec sa vitalité, son panache, sa vigueur, sa faconde, Cendrars a aussi été important à un moment où je rejetais la valorisation du peu si répandue en Suisse romande. Je défends au contraire l’idée qu’on peut écrire vite, beaucoup et être excellent !

– La thématique commune de tous vos livres, c’est l’importance que vous accordez à la parole, associée à un personnage de femme fascinante et cruelle… – On l’a relevé en effet, et j’en ai pris note, mais ce n’est pas à moi de le commenter. Chez tout écrivain, il y a des obsessions qui surgissent, il faut croire que ce personnage de femme en est une. Pour ce qui est de la parole, c’est une thématique plus consciente. Cela m’intéresse d’explorer cette tension entre dire, parler, et se taire : mes personnages sont tiraillés entre ces deux pôles. La parole est comme un médicament, bénéfique s’il est est bien dosé, dangereux s’il est mal dosé.

– Mais il y a surtout une parole libératrice : « Transformer le monde d’un mot ! » écrivez-vous. Seriez-vous un optimiste ? – Ecrire, c’est déjà faire preuve d’optimisme : tant que la parole est là, tout n’est pas perdu. Même si l’on peut douter, et particulièrement ces temps-ci, qu’une seule parole suffise à changer les choses, allons-y pour l’optimisme !