Jacques Sterchi dans La Liberté, janvier 2009.

C’est ainsi que Layaz est grand !

Mollement. Boniface Bé vit mollement, languidement, entre son lit et le pouf où il se vautre pour regarder le journal télévisé en croquant des gousses d’ail… Mais cette vie qui lui va si bien bascule le jour où, après une improbable et fantasque excursion sur l’Eiger, Boniface rencontre Marie-Rose. Sommet de sensualité, de sexualité. Mais cette jeune journaliste verbeuse et ambitieuse n’a qu’une idée en tête : faire de son nouvel amant un grand écrivain. S’ensuivra un jeu de cache-cache où Boniface déploiera des trésors de dialectique pour convaincre sa belle de l’inutilité d’écrire des livres… Dans Cher Boniface, son huitième roman, Michel Layaz s’amuse beaucoup. Un brin voltairien et très moqueur, il brocarde au passage les très médiatiques pontes d’une certaine culture qui veut gagner – portrait grandguignolesque d’un directeur d’école de design, étrange clone de Pierre Keller… -, les tomberaux de n’importe quoi que contiennent les blogs, ou encore le goût immodéré de la Suisse pour la « moyenne ». On y croise aussi un politicien honni, Brochet – bien sûr, il s’agit de Blocher ! – passé maître dans la manipulation des médias. Un roman à l’intrigue bien maîtrisée, en équilibre sur le fil de la véracité, mais qui retombe sur ses « pattes » de façon surprenante, grâce aux personnages secondaires. Ainsi Boniface finit par céder à la première injonction de Marie-Rose : trouver un travail pour révéler tout son talent au monde entier. Il sera… couchettiste dans les wagons-lits. L’occasion bien sûr pour Michel Layaz de brosser quelques portraits de beaufs en voyage, se laissant aller à imaginer une bagarre générale dans les couchettes. Un moment rabelaisien qui donne bien la tonalité de Cher Boniface : la farce philosophique. Des bibliothèques qui croulent Car l’idée du wagon-lit est plus qu’une fantaisie. Elle est habile. Permettant de projeter dans cet endroit de transit nocturne et de rêverie toute la pensée languide mais contente de Boniface. Alors certes l’exercice littéraire n’échappe pas à première vue aux lieux communs. Oui, le bon peuple a le goût morbide pour les mauvaises nouvelles. Oui nous consommons les informations comme des kleenex. Certes les journalistes sont souvent d’arrogants exégètes d’un monde où il n’ont pas posé un pied. Et oui encore, une bonne partie de l’art contemporain se réduit à une habile stratégie de marketing événementiel. Mais Michel Layaz a trouvé le bon ton : ne pas enfoncer le clou tout en éraflant au passage la sottise contemporaine et le goût pour le médiocre. Et puis, finalement, pourquoi ne pas s’amuser tel un grand enfant dégommant ses soldats de plomb ? Layaz ne s’en prive pas, précipitant dans son roman le ridicule des spécialistes de la télévision, la Suisse qui ne veut pas entrer dans le monde mais exige que le monde se plie à son modèle, etc., etc. Fondamentalement, Cher Boniface tourne autour de ce paradoxe, pour un roman : en quoi est-il utile d’écrire des livres ? Pourquoi rajouter un volume de plus sur les rayonnages des bibliothèques qui croulent sous les prétentions littéraires de milliers d’illustres inconnus ? Visitant justement une bibliothèque, Boniface tentera en vain de convaincre Marie-Rose de l’absurdité littéraire. Elle n’en démord pas : son amant sera célèbre. Ecrire, agir, jouir… Ne dévoilons point la chute de Cher Boniface, où il sera question d’écrire quand même, de ne pas agir peut-être, de jouir sûrement… Une fin un brin brouillonne qui donne au livre un air de météorite traversant le temps pour s’évanouir quelque part dans un wagon-lit vers Rome. Mais dont la tonalité joyeusement loufoque continue à distiller une petite musique. Sans oublier quelques pages enchantées par la défense, notamment, de la peinture… Il y a dans ce roman un petit goût d’Alexandre Vialatte, grand pourfendeur rigolard des aberrations de son temps. Alors, pour paraphraser l’immuable conclusion des chroniques du grand Alexandre, écrions-nous : « Et c’est ainsi que Layaz est grand ! »