Anne Pitteloud dans Le Courrier, janvier 2009.

 Etre un arbre et vivre heureux

Avec « Cher Boniface », Michel Layaz signe un conte joyeux qui épingle les travers du monde en célébrant l’amour, la légèreté et l’écriture.

 « Contre les imbéciles, même les dieux luttent en vain. » Fort de cette sentence de Schiller, Boniface Bé passe ses journées entre son pouf et son lit en croquant des gousses d’ail, interrompu parfois par les irruptions de sa mère, chez laquelle il vit. Lire est le « seul exercice physique » auquel consent cet Alexandre le bienheureux : face à la bêtise, il a choisi de rester « inoccupé et anonyme, et de loin ». Jusqu’au jour où il tombe amoureux de la sensuelle Marie-Rose Fassa, ambitieuse et orgueilleuse journaliste bien décidée à faire de son amant un écrivain talentueux et admiré… Mais à quoi bon rejoindre les rangs de ces milliers d’inconnus qui rêvent de gloire et finiront aigris, alors que le bonheur est si facile, qu’il suffit de s’allonger dans l’herbe et rêvasser ? C’est autour de cette improbable rencontre entre deux êtres qui se frottent au monde de manière opposée que gravite le huitième roman de Michel Layaz. Boniface a choisi le rêve et refuse toute action ; déterminée à changer le monde, Marie-Rose part en lutte contre la médiocrité, la malhonnêteté, le mensonge. Layaz, lui, semble puiser dans son écriture même l’antidote à la trivialité du réel : dans Cher Boniface, le propos comme la langue célèbrent ce qui échappe à la règle, au conformisme, à l’ennui. Liberté de ton savoureuse, jeu décomplexé avec les allitérations, phrases qui se déroulent avec gourmandise pour dire des péripéties débordantes de vie et d’humour : un plaisir d’écrire jubilatoire et contagieux emporte le lecteur dans un univers généreux, où la dénonciation s’habille d’un grain de folie qui permet à l’auteur de secouer les conventions sans se prendre au sérieux.

Rester dans la marge

Cher Boniface prend ainsi des allures de conte joyeux pour aborder des sujets graves : éloge de la rencontre et du pouvoir transformateur de l’amour, satire du monde politique, médiatique et culturel, questionnement sur l’écriture et réflexion sur la posture à tenir face à une réalité décourageante sont autant de facettes tour à tour éclairées par une prose lucide et facétieuse. On s’amuse en devinant derrière les personnages du roman – le directeur d’école d’art Jean Cuve, le politicien Christian Brochet – des figures connues du monde culturel et politique suisse. On sourit aux théories de ce Secrétaire des Valeurs premières qui fait l’éloge du « juste milieu », « le seul milieu qui convienne aux habitants d’ici » : sa tâche est de ramener les extrêmes dans la moyenne et d’encourager le « respect poli pour la tempérance »… On rit jaune face aux manies du caricatural Prokasch, monstre de rigidité et surveillant de la Compagnie des Wagons-Lits. C’est que l’indolent Boniface, de peur de perdre sa belle, a fini par accepter de travailler : il est engagé comme couchettiste. Sa singulière manière d’être suscite des scènes terriblement burlesques – telle cette bagarre généralisée dans le couloir du wagon, ou cette altercation qu’il désamorce en chatouillant l’un des protagonistes… Sorte de Candide érudit, Boniface rappelle aussi les personnages de Robert Walser par ce regard presque naïf, poétique, qu’il porte sur les choses. Il tient à une liberté qui implique de vivre dans la marge – un univers qui marquait aussi La Joyeuse complainte de l’idiot, où Michel Layaz dépeignait un internat pour adolescents à l’intelligence « décalée ». Ainsi, dans le monde de Boniface, « tout ce qui est important ne l’est pas ». Il voudrait être un arbre, la politique, le travail, l’agitation sociale et la course au succès l’ennuient. Son refus de participer est subversif. Figure de l’auteur ? Quand il se met finalement à écrire, Boniface est convaincu que ce sera de la littérature parce que son livre « sera totalement superflu ».

Hors de soi

C’est l’expérience même de l’écriture qui importe, nous dit Layaz. Boniface découvre qu’elle est un acte sauvage, qui se joue aussi dans le corps et laisse place à l’instinct. Il éprouve la « joie jouissive des sons qui vous étreignent, des pistes qui s’offrent à vous, de la vie que l’on cherche parmi les mots » ; dans cette « délicieuse ivresse », les phrases viennent à lui en vagues « sans qu’il n’ait rien à faire » ; il est plongé dans une « succulence qui lui donnait le goût de dire et de transformer quelques balbutiements en fumets de phrases ». Ses premiers mots, il les griffonne dans son wagon-lit en route vers Rome, et les adresse à Marie-Rose absente. Cher Boniface est un éloge de la rencontre, avec l’art, avec l’amour, qui obligent à se dépasser et s’avèrent une voie privilégiée pour sortir de soi. Marie-Rose et Boniface en seront transformés tandis que même le terrible Prokasch, tombé amoureux, vivra une véritable rédemption qui fait éclater ses certitudes étriquées. Quant au voyage, il offre une échappée qui ouvre aux possibles, tout comme l’écriture : l’auteur et le lecteur suivent les rails d’une structure dans laquelle les mots surgissent et peuvent surprendre, comme une rencontre : « Une parole transforme parfois une journée, et un mot change le cours du livre », nous déclarait Michel Layaz. Ecrire, finalement, c’est aussi une manière de résister.