Sophie Bourquin dans L’Express et L’Impartial, octobre 2006

Les yeux dans les étoiles

Dans son dernier roman, Michel Layaz offre un récit très pur de vie et de mort, un apprentissage au temps de l’adolescence et au temps de la vieillesse. Un roman qui se construit par éclats, lumineux et tendres. Des objets luisants traversent la nuit : « Elle ouvre ma main et y dépose un oeil. Ne vise rien ! Offre-le au ciel ». Deux adolescents entre le toit et les étoiles, c’est déjà un peu l’éternité… Et c’est un peu de cette éternité que le dernier roman de Michel Layaz tente de retenir, à coup de petits textes saisissants de poésie. Avec « Il est bon que personne ne nous voie », l’auteur lausannois signe son septième roman, une histoire très pure de vie et de mort, dans un style qui glisse comme de la soie et fait du bien à l’âme. Le narrateur a quinze ans, un insatiable appétit de vie, il aborde le monde avec une bienveillance immense. Il rêve d’acheter un appareil photo pour tirer le portrait des habitants de son quartier. Charlotte est son premier amour, une jeune fille sauvage, un peu magicienne peut-être, elle le guidera dans la découverte de la passion et du sexe. Fantaisiste jusqu’à la folie, admirable aussi, elle recueille les yeux des animaux morts pour les lancer dans la nuit et leur queue pour s’en faire un manteau, « un habit de folle ou de prêtresse », « pour nous envelopper, nous abriter du reste du monde, la pèlerine, le manteau animal… » Il y a l’ami Raton, tout encombré de lui-même et malhabile, à l’aise avec le langage comme un chasseur de rhinocéros avec un filet à papillons. Ce qui nous vaut quelques perles – le directeur a découvert « le poteau rose », Raton craint la « bombe anatomique » qui détruira le monde. Jeune prodige de la mécanique, ses éclats de fantaisie le hissent parfois au rang de demi-dieu. Mais c’est avec Walter, son ami boucher, que l’adolescent fait l’apprentissage de la mort. Dans les abattoirs, il appréhende la glaçante efficacité de la mort industrielle. Plus tard, il aura à vivre celle de son père, longue et dégradante maladie, qui se lira aussi dans les traits défaits de la mère, dans les cris qu’elle retient en serrant ses mains autour de son cou. Et puis il y a Giulietta, la soeur un peu folle de Walter, qui dessine « des champs de fables, des jardins enchantés, des forêts fraîches, des vergers où la vie s’allège, des montagnes où s’entrelacent des légendes, elle dessine le vent, l’aura des fleurs, les parfums tapis dans les buissons, et au milieu de tout cela, elle dessine souvent le visage d’une jeune fille qui finit immanquablement par ressembler au sien. Pour parler de ses papiers colorés, Giulietta dit : Mes riens. Moi, je n’y vois qu’abondance… » Tout ce petit monde se côtoie avec tendresse et fantaisie, s’inventant des rituels pour mieux s’introduire, clandestinement presque, dans la vie : « Nous irons par le monde sans l’outrager et sans jamais nous lasser de l’aimer, à l’abri des périls et à l’abri des possessions. Alors la vie, petit à petit, nous initiera à elle, elle nous enseignera le culte des morts ». Le narrateur a 88 ans, un insatiable appétit de vie, il aborde la mort avec une sérénité immense. Dans « l’asile de vieillard » où il attend son tour, il enregistre sur cassettes le récit de son adolescence, de son premier amour, de ses joies et erreurs de jeune homme. Il enregistre pour les gens qui sont morts et qu’il a aimés. Il enregistre aussi pour son infirmière préférée, Lucie-Lucifer, son dernier amour. Imprévisible et exigeante, Lucie-Lucifer cultive deux manies : ouvertement, elle dévore des anchois à longueur de journée ; discrètement, elle offre aux patients qu’elle préfère un poison dont ils sont libres d’absorber ou non l’antidote. Une manière de réévaluer, jour après jour, son attachement à la vie… A la disposition du monde. Entre les deux parties, le temps se mord la queue. Du premier au dernier amour, des jalons, des femmes comme prêtresses et un homme en état de fringale, à la disposition du monde. Dans ce texte qui s’écrit par bribes, Michel Layaz illumine son univers de personnages tout simples qui sont aussi des magiciens pour qui sait les regarder. Une écriture qui touche à la grâce, le choix de l’image qui s’impose comme si elle était la seule possible, un imaginaire ouvert à toute la poésie du monde… Michel Layaz prouve une fois encore qu’il est un grand auteur.