Jacques Lefebvre dans Fréquence francophone de Bulgarie No 6

Livre étrange et, plus encore, livre de l’étrangeté que cet écrit du romancier suisse, Michel Layaz. Son titre paradoxal suffirait à en indiquer toute l’originalité. Livre de dévoilement progressif mais toujours incomplet, car ce n’est qu’aux dernières pages qu’on croit saisir le pourquoi du texte.

Un projet d’écriture

Ce n’est en effet qu’aux dernières pages qu’on saisit que le texte est né d’une demande que Madame Vivianne, la très problématique Présidente directrice générale de La Demeure fait à un de ses pensionnaires au moment où il devrait quitter l’institution. Car La Demeure est ce qu’on appelle par euphémisme « un centre d’accueil » pour jeunes psychotiques qui en sortir à 21 ans. Il s’agit d’un lieu clos où vivent ensemble, dans un délire absurde mais systématique, 40 pensionnaires et 10 membres du personnel dont les comportements interfèrent sans cesse. Celui que nous nommerons le narrateur est donc convoqué par Madame Vivianne. Il croit avoir atteint l’âge fatidique où les pensionnaires sont renvoyés dans le monde, sensément guéris, ce qu’il redoute. Or il lui est proposé de rester quelques années pour « observer » puis « consigner dans un livre », la vie de la Demeure, vu que Madame Vivianne, elle, s’en va. Voilà la situation paradoxale inattendue qui suscite cette joyeuse complainte que chante un idiot hors norme. Il faut que l’institution dont la survie est menacée par le départ de sa directrice, subsiste grâce aux pouvoirs de l’écriture.

Une institution

La Demeure, un nom qui renvoie à la notion d’habitat mais aussi à celle de permanence. Viviane, un prénom de fée médiévale, mais qui rappelle étymologiquement la vie. Cela donne au personnage une dimension symbolique de maternité toute puissante. Mais qu’est-ce que La Demeure ? Qu’en dit le narrateur ? Je citerai deux passages de sa complainte. Dans le premier, le narrateur évoque d’abord le passé de l’institution, qui lui revient, lorsqu’il perçoit d’étranges bruits, à la salle de bain : « Je peux entendre distinctement ce qui s’y passait : les coups, les pleurs, les résignations, les violences. Avant, à La Demeure, il n’y avait pas de jeunes garçons ou de jeunes hommes, comme nous maintenant, on y gardait ceux qui avaient été jugés comme individus dangereux, ou détraqués profonds, ou malades capables des pires sévices, ou tout cela, en même temps. Personne ne parle de ce passé, mais moi je l’entends. La douche, les cris, les tortures, j’entends tout. J’essaie de me protéger, mais malgré mes précautions, malgré mon âme repliée au fond des lézardes, des cri s sortent des cabines des douches, du carrelage, du plafond, des toilettes et le vide de la salle les grossit. Une fois tous les quinze jours, le mardi en fin de journée, je descends au deuxième étage sans rien montrer de ma peur et de mon humeur. Et pendant une douzaine de minutes, je prends un bain qui n’a rien de reposant. » Ceci est une présentation faite à travers la psychologie fantasmante ou délirante du narrateur. A-t-elle quelques éléments d’objectivité ? Qui peut savoir ? Plus loin, vient une autre description de la La Demeure qui, sans contredire la première, semble beaucoup plus lucide et même confine au cynisme : « Chaque mois, plus nombreux, des parents (ou leurs représentants) arrivent avec un garçon dont ils ne veulent plus, un enfant insuffisamment stupide pour entrer dans un asile traditionnel, c’est –à-dire une maison de fous, mais pas assez intelligent non plus pour avoir accès à un de ces instituts qui se flattent de former, dans la discipline la plus stricte, la fine fleur de notre jeunesse. La Demeure, pour ces parents en quête d’un débarras à enfants, se révèle une bonne solution, moins dangereuse que l’élimination pure et simple de l’indésirable, moins onéreuse qu’un de ces pensionnats de luxe qui acceptent n’importe quel petit saligaud contre des sommes d’argent sans mesure. A La Demeure, la somme d’argent à déposer avec l’enfant varie du tout au tout : elle peut être nulle comme très élevée. Madame Vivianne décide, et une fois son prix fixé, inutile de vouloir en débattre, c’est à prendre ou à laisser » La fin de la description est toutefois marquée d’irrationnel et d’aléatoire. Tout, en fait, dépend de l’omnipotence que le narrateur attribue à Madame Vivianne. Ce n’est pas sans signification qu’il la nomme « la maîtresse de La Demeure qui est aussi la maîtresse de tous les lieux où elle surgit tant sa splendeur d’aujourd’hui n’a rien perdu de sa splendeur de jadis. » C’est elle qui fait la loi. Or comme elle semble pleine d’incohérences, sa gestion de La Demeure est folle et rend fou. Nous avons déjà signalé l’angoisse du narrateur croyant que Madame Vivianne va lui annoncer qu’il doit quitter La Demeure et son soulagement quand il reçoit sa mission de chroniquer. Le personnel et les pensionnaires de l’institution éprouvent le même attachement. A preuve, l’énergie déployée, lors d’un stupéfiant remue-méninges, pour trouver des moyens de racheter les bâtiments de La Demeure quand le propriétaire veut la mettre en vente. Cette péripétie, avec la visite du journaliste qui la précède, est le seul événement retracé dans le texte, le seul dont on peut dégager un schéma actantiel. Le moyen trouvé pour amasser l’argent nécessaire au rachat de La Demeure, que nous ne dévoilerons d’ailleurs pas, est magique, mais plein de poésie et puissamment symbolique. Le texte bascule dans le merveilleux et prend ainsi, pour un moment, des allures de conte. Mais le lecteur ne peut s’empêcher d’émettre une hypothèse plus réaliste sur l’événement. L’article du journaliste n’a-t-il pas révélé les dysfonctionnements de La Demeure ? La gestion financière ne pose-t-elle pas problème ? Quelles sont les vraies raisons du départ de Madame Vivianne ?

Il faut signaler que le projet consigner dans ce texte la vie de La Demeure se fait dans des circonstances très particulières. Le narrateur se fait pour ainsi dire violer et de manière on ne peut plus oedipienne : « Elle m’a soulevé comme on soulève un très jeune enfant […] Madame Vivianne a plaqué ma figure entre ses seins. Dire ce que j’ai vécu dans cet étouffoir, dire l’excès avec lequel j’ai succombé en cette couche de plaisirs, je décrète par avance la tentative plus vaine que tout autre. » Notons l’ambiguïté masochiste du narrateur à la fois étouffé et ravi, c’est-à-dire heureux de se faire complètement dominer. Ces quelques extraits laissent voir toute la force du livre. D’une part, nous en savons assez pour deviner le fonctionnement pathologique de Madame Vivianne, fonctionnement qui a des répercussions sur toute La Demeure (notamment dans le choix de collaborateurs déséquilibrés, pervers, maniaques) et d’autre part, nous ne faisons jamais qu’interpréter l’interprétation on ne peut plus subjective du narrateur.

Un narrateur

Plutôt qu’un récit, le texte serait une chronique, encore que la loi essentielle du genre, le marquage temporel, fasse défaut. Par contre, ce qui est évoqué se situe dans un cadre nettement circonscrit, au sein d’un lieu clos. Le narrateur n’en sort qu’une fois et l’impression de cette balade en ville n’est pas positive. Les jeunes qu’il aperçoit ne semblent pas guidés par des valeurs très hautes. Ils se préparent à faire carrière et ignorent la générosité de l’amour. Plus encore qu’une chronique juxtaposant des épisodes, le livre fait songer à une galerie de portraits : croquis analytiques chargés de sentiments divers, qui nous montrent pensionnaires et membres du personnel. Nous faisons d’abord la connaissance du narrateur, puis de ses compagnons, ainsi que des relations qui se nouent entre eux. Le narrateur se décrit, s’analyse plutôt, dans certains de ses comportement significatifs, notamment ceux qui ont rapport avec l’eau, symbole de vie, facteur de propreté, élément lié à la mère. Il exprime ses sensations et ses émotions quand il se trouve à la salle de bain. Obsessionnel de la propreté, particulièrement sensible aux odeurs et aux parfums, il est heureux de retrouver sous la douche un temps d’intimité. Par contre, il vit très mal le supplice de la baignoire, sous la contrainte du surveillant général Bertrand. Il est tout autant, mais d’une autre manière, agressé quand sa chambre est « nettoyée » par Monsieur Alberto, le responsable de l’entretien. Celui-ci, ne cesse de passer partout une serpillière crasseuse et nauséabonde qui macère toujours dans le même seau en plastique bleu. Cet objet fétiche, Monsieur Alberto n’hésite pas à le porter comme bonnet ou à le sucer. Le pauvre est d’ailleurs atteint par d’autres formes de régressions. Il se réfugie dans une sorte de refuge matriciel, un réduit, sous un escalier qui monte au grenier au-dessus du troisième étage où est installée Madame Vivianne. Toutefois, le narrateur se montre héroïque pour récupérer la serpillière de Monsieur Alberto, expédiée (par qui ?) au sommet de la plus haute tourelle de la bâtisse. La conclusion du récit décalé de cet exploit laisse pantois : « Après une telle action, quelle personne, ingrate ou funeste, oserait dire que les pensionnaires de La Demeure sont dénués de panache, indignes des œuvres les plus hautes ? » On le voit dans les citations, le narrateur dévoile sa psychologie paradoxale, dont les traits étrangers et mouvants, donnent sans cesse au récit des orientations et des tonalités différentes, jusqu’à conduire aux limites du fantastique ou de l’incohérence. Et pourtant, on devine, surpris et déconcerté, que sa folie a une logique qu’on entrevoit parfois mais qui échappe souvent. En effet, il est tantôt blindé, froidement lucide et tantôt chaleureux dans la compassion. Sarcastique et détaché ici, il est là, naïf jusqu’à l’aveuglement, ce qui ne l’empêche pas de manier l’ironie. Ecorché vif, il met ente nous et son vécu la distance d’une écriture pleine d’érudition et de références littéraires. « Je passe, dit-il, plus de temps avec les mots de mon dictionnaire que n’importe qui d’autre, il n’est pas surprenant que je sache précisément le sens de mots particuliers qu’en général des autres ignorent. » Il envoie ainsi, usant d’un vocabulaire très étendu et fort précis, des messages contradictoires qui intriguent et déroutent, persuadant de son caractère « idiot » au sens étymologique du terme, c’est-à-dire éminemment « particulier ». Non seulement, c’est un observateur aigu, mais encore un érudit. Il est bachelier et féru de culture antique. C’est aussi un styliste. Très sensible à ce qui frappe l’oreille, détestant « les gens qui hurlent et ceux qui ne chantent jamais » , il utilise une langue d’une musicalité sans faille, avec des phrases longues, harmonieuses, impeccablement construites. En fait, Michel Layaz a prêté au narrateur son extrême sensibilité auditive et son goût pour une prose qui se déploie en vagues harmonieuses. Il s’en est expliqué, à Rennie Yotova, lors d’une interview, au cours du colloque des professeurs de l’APFB à Varna. Il a aussi remarqué que beaucoup de romanciers ne disent pas comment sont dites les répliques des personnages, alors que l’émotion passe par les intonations et les inflexions de la voix.. Lui, par contre, précise la manière dont les choses sont dites :Il évoque ainsi la voix de Madame Vivianne annonçant que La Demeure est mise en vente : « Une femme balancée au bout d’une corde n’aurait pas eu une voix plus terrible, sifflante et comme asphyxiée, arrachée à elle-même et comme pendante. » Il décrit la voix charmeuse de M. Guillaume : « S’il parle, sa voix aux voluptueuses douceurs s’empare de votre corps, le tient contre elle. Même le néant se briserait contre cette voix. Là vous vous blottissez. Là vous avez envie de rester le plus longtemps possible, dans un état de langueur attentive où les bruits du monde viennent éveiller votre conscience, incapable de ne pas pardonner les quelques préciosités et les coulis d’orgueil de Monsieur Guillaume. » On ne peut s’empêcher de trouver que cette voix est ressentie comme maternelle. Le lecteur remarque une autre caractéristique du narrateur : son goût de structurer le texte et son contenu. 24 chapitres évoquent La Demeure, ses quarante pensionnaires répartis par couloirs et dont s’occupent les 10 membres du personnel. C’est une intelligence puissante mais complètement orientée par une admiration sans borne et toute dépendante de Madame Vivianne.

Deux compagnons

Parmi les pensionnaires, deux seulement sont présentés : David et Raphaël. Le premier a la particularité de ne parler qu’à la fin de la nuit. Il devient alors un véritable torrent verbal. Après le petit-déjeuner, il se tait. Il observe. Il s’emplit de ce qu’il va dire le lendemain, à l’aube. Il analyse. Il imagine. Il produit des systèmes d’idées délirants. Son intelligence est tout à fait atypique, comme celle du narrateur qui est d’ailleurs le seul à le comprendre et à se nourrir de ses discours : « Et ce qu’il ne savait pas , il le devinait. D’avoir chaque fin de nuit une discussion avec un ami capable de rendre vacillante la condition de mortel avait effacé mes plaisirs antérieurs. Je suivais David parmi ses bifurcations et ses dérapages qui nous plongeaient au fond des fossés, et juste après nous élevaient au sommet des cimes. L’afflux des mots renversait. Mais sans heurts. Une ouverture en finesse. Un bris sensuel. » . Raphaël, comme un petit enfant ou comme un chien, a la manie de lécher, avec sa langue énorme, les objets et les personnes. Ici encore le narrateur oscille entre dégoût et compassion. On peut s’interroger sur sa capacité à s’affirmer et à se défendre : « Au fait, pourquoi devrais-je trouver dégoûtant d’avoir un peu de salive de Raphaël sur les doigts, les bras, le cou. Si je le repousse, c’est parce qu’on doit aider Raphaël à se délivrer de sa manie de nourrisson afin qu’il puisse quitter La Demeure, rejoindre le monde où se passe cette autre vie qui nous attend et à laquelle on nous prépare. Le moment venu, nous devons être prêts. La Demeure n’est pas éternelle. Ni pour Rahaël. Ni pour personne !… » Toute la chronique montre pourtant que La Demeure ne s’acquitte pas de sa mission psycho-éducative. Elle entretient la dépendance. Le narrateur laisse continuellement sourdre son angoisse de devoir quitter l’institution.

Un personnel totalement inadéquat

Ceux qui sont sensés soigner, éduquer, traiter les pensionnaires ont des personnalités dérangées. Névrosés ou psychotiques, pleins de manies et de déviances eux aussi, ce que le narrateur pointe bien, ils ont un fonctionnement qui va de manière précise à l’encontre de leur mission. Monsieur Bertrand, le surveillant général (et unique d’ailleurs) est bardé de médailles. Il fait penser à un policier sadique ou à un militaire rigide. Sa fonction lui permet de se défouler au détriment des pensionnaires. Il voit tout en termes de problèmes qui se dénouent après examen rationnel des avantages et des inconvénients de diverses solutions. C’est sa philosophie qu’admire pourtant le narrateur. Monsieur Alberto, responsable de l’entretien est, nous l’avons vu, d’une crasse repoussante et d’une complète immaturité. Professeur Karl, en charge de l’enseignement, est le prototype de l’obsessionnel. Toujours habillé de la même façon, quelles que soient les circonstances, il ne s’adapte jamais à la diversité. Un exemple de son esprit borné : « chaque fois qu’un ouvrage nouveau entre à la bibliothèque, un ouvrage ancien doit en sortir. » Cela dit, il pense être irremplaçable et incarner la communication : « Des ordinateurs, il y en a partout, des Professeurs Karl, certainement pas. » Docteur Félix que le narrateur voit comme un thérapeute de génie, inventeur de quantité de médicaments qu’il prend la précaution de tester sur lui-même au péril de sa santé vit dans un désordre indescriptible, un environnement repoussant de crasse, des conditions qui s’opposent à l’hygiène la plus élémentaire. Son caractère contradictoire s’exprime dans son « sourire-torsion », la moitié de la boucle restant droite, l’autre se relevant. Le narrateur achève son portrait par ce paradoxe : « C’est toujours par amour que Docteur Félix déteste » M. Hadrien « concierge-jardinier ou jardinier-concierge », est trapu comme un taureau, aussi large que haut. Il se blesse au moment où il doit tuer (au revolver) un mouton pour un méchoui qu’organise Madame Vivianne, en souvenir d’une époque mythique qu’elle a connue en Algérie. Ce pays où ont séjourné également M. Guillaume, Blanche et Marguerite, apparaît comme une contrée lointaine et mystérieuse, un Eden peut-être, qui semble l’origine de certaines situations mais sans que nous puissions les expliquer. Doit-on voir dans le mouton, un symbole, celui de la soumission, de l’esprit grégaire, qui semble caractériser le narrateur ? D’une certaine façon, tous les pensionnaires de La Demeure ne sont-ils pas voués à une mort symbolique ? Monsieur Hadrien, pour en revenir à lui, en tout cas, ne prétend pas faire soigner sa blessure par le Docteur Félix.

Mademoiselle Josette, la réceptionniste, est boulimique et pourtant très maigre, sauf de la croupe, ce qui en fait fantasmer beaucoup, y compris le narrateur. Outre sa manie de s’empiffrer d’aliments bourratifs, tel le riz, elle fait tourner sa chaise à longueur de journée. Or un soir, le narrateur et Raphaël surprennent M. Hadrien, sur cette chaise pivotante et Mademoiselle Josette sur Monsieur Hadrien. Cela nous vaut la description d’une jubilante partie de jambes en l’air. Significativement, cette scène que la mémoire du pensionnaire avait évacuée refait surface dans celle du narrateur : « En quelques jours, j’ai pu effacer cette vision plongeante et prolongée sur les combats amoureux de Mademoiselle Josette et de Monsieur Hadrien, mais mon devoir d’apprenti chroniquer a nécessité, pour quelques minutes, leur résurrection. »

Monsieur Guillaume a une voix, admirable d’ailleurs, qui raconte. On se demande d’ailleurs si le personnage n’est pas qu’une voix. Ses récits ont un côté onirique, féerique, fantastique très marqué. Dès lors, on s’interroge sur le rôle éducatif de cet enseignant qui s’adresse à un public déjà délirant. Comme d’autres membres du personnel de La Demeure, notamment le Docteur Félix, mais plus qu’eux, Monsieur Guillaume a eu un passé prestigieux. En tout cas, il l’évoque dans ses récits. Il a voyagé, connu l’aventure et l’amour, ne se fixant jamais, jusqu’à ce qu’il arrive à La Demeure et s’y fixe. Ce conteur magique déclenche de puissants processus d’identification chez ses auditeurs : « Chacun se demande comment se serait déroulée l’histoire pour lui s’il n’avait été à la place de Monsieur Guillaume. » Le narrateur dont la langue est très souple, imite le phrasé de M. Guillaume et, dans une large part du chapitre 12, lui délègue sa fonction narrative. On voit ici une des particularités du livre, la plasticité de l’écriture. Celle-ci évolue au gré des situations, en fonction des personnages. Cette caractéristique est, d’ailleurs, à mettre en rapport avec le caractère plutôt passif du narrateur. La présentation des deux sœurs jumelles affectées à la cuisine, Blanche et Marguerite, est intéressante. Elles montrent que le narrateur est sous l’emprise d’un archétype de mère : femme à fois nourricière, sexuellement désirable, mais castratrice, infantilisante. Le chapitre commence d’ailleurs par « Comme on fait la cuisine, on fait l’amour ! » Les deux sœurs ont aussi un passé qui fait rêver et qui explique leur rôle à La Demeure. Capables de « préparer un repas avec rien », au sens strict du terme, elles ont fait la cuisine pour des archéologues dans le désert algérien. Elles aussi ont vécu dans cette terre d’avant. Leur évocation se termine par un aveu qui confirme nos impressions sur le narrateur et sa manière de percevoir La Demeure, qui peut-être d’ailleurs fonctionne de la sorte, comme un énorme refuge matriciel. On dirait que tout est inclus dans le ventre de Madame Vivianne : « A La Demeure, il y a des moments dont j’aurais peine à me passer : lorsqu’au milieu de l’après-midi Marguerite me prend contre elle, que je caresse sa peau douce tandis que Blanche me gave avec bienveillance d’olives noires, ou de tomates séchées, ou de bigorneaux, ou de féta grecque, ou de poivrons marinés, ou de petits poissons frits, ou encore, d’un peu tout cela à la fois. Toucher l’éternité n’est peut-être pas si ardu qu’il n’y paraît. »

Le journaliste

Or, apparemment, La Demeure n’est pas pour tout le monde un paradis qui doit perdurer. Un journaliste veut lui consacrer un reportage. Le narrateur montre que tout est mis en place pour montrer l’institution sous son plus beau jour et que l’intrusion d’un regard étranger est une menace. Le lecteur sait comment fonctionne La Demeure… Il imagine la différence entre la vision de tous les personnages délirants jusqu’ici présentés et celle d’un expert de l’observation, qui néanmoins, a des comportements curieux, lui aussi. Mais le regard du narrateur est-il fiable ? A ses yeux, le journaliste apparaît comme un rival et donc un suspect : « Comment rendre compte des richesses de notre lieu en une seule double page ? A moins d’être un génie du style, le dieu du haïku, comment faire sonner en quelques phrases divinement condensées tout l’inexprimable qui hante nos âmes et notre demeure ? » Passage intéressant, qui explique comment le narrateur a choisi une écriture élaborée et comment il envisage l’institution comme sa propre maison. Coïncidence ou relation de cause à effet, peu de temps après le passage du journaliste, on apprend qu’il faut sauver La Demeure, la racheter à son propriétaire, se mobiliser pour qu’elle subsiste.

Madame Vivianne

Vue par le narrateur, Madame Vivianne est d’abord la mère sous toutes ses formes, y compris les plus destructrices, même si elle semble sauver les pensionnaires. Elle apparaît comme indispensable.

C’est d’abord un regard qui transperce et met à nu : « L’œil de Madame Vivianne, comme aucun autre, traverse les masques et les couches, elle les broie, les arrache, les pulvérise, pour aller voir ce qui se cache dessous. » Le vocabulaire montre que ce regard viole la personne. Néanmoins, la directrice de l’institution apporte le salut : « D’un sourire de luciole, Madame Vivianne écarte de vous la guillotine. C’est pour cela que j’aime Madame Vivianne. J’aime ses joues souriantes, ses jambes en colonnes grecques, sa démarche de nageuse obèse, j’aime la peau de sa main quand elle touche une des miennes, j’aime marcher à côté d’elle quand on avance sur le sentier de pierres qui mène à la forêt, j’aime sa gorge qui se racle avant que ne sortent ses directives. » Des éléments descriptifs incongrus, ne justifiant pas l’admiration, montrent à quel point le narrateur est possédé par Madame Vivianne. On le voit encore dans son récit de la soirée d’orgie au cours de laquelle elle fête avec le Docteur Félix le rachat de La Demeure. Le Docteur Félix, qui pourtant se méfie des mères fusionnelles et voudrait leur arracher leur progéniture, est lui aussi sous l’emprise de la directrice . Il avoue : « Pour l’heure, je préfère à tout cette grotte, soigner des enfants qui méritent attention puisque des gens convenables ont voulu s’en défaire et laisser le crétinisme non pas gagner la planète – la chose est faite depuis longtemps,- mais changer de forme, en inventer de nouvelles, et berner les nouveaux arrivants qui n’estiment jamais nécessaire d’observer les agissements de ceux qui les ont cédés pour éviter les mêmes sottises. L’immortalité à un corps : c’est celui du sot. Lui seul traverse les siècles. Le reste part en poussière. »

La Demeure est bien une grotte et celle-ci n’est autre que le ventre de Madame Vivianne. Au moment où il va devoir quitter ce refuge, le narrateur y rentre par le biais de sa chronique. Et cela nous vaut sa joyeuse complainte.

Le livre de Michel Layaz est inépuisable. Il nous invite à d’incessantes et incertaines interprétations d’une chronique qui, continuellement, déforme ce qu’elle raconte et masque des pans de La Demeure ; chronique d’une pensionnaire perturbée, qui n’en finit pas de faire des projections et, sans doute, de délirer. Nous passons par toute une gamme d’émotions et de sentiments à lire ce livre court mais d’une grande complexité. Il nous ouvre sur ce que nous considérons comme la folie des autres, il nous invite à visiter la nôtre. Ce qui est peut-être un pas vers la sagesse.