Jean Laurenti dans Le Matricule des Anges (juin 2004)

Fous du logis

En vingt-quatre chapitres Michel Layaz propose la visite guidée d’une grande maison où l’on vient s’abriter des frimas du monde extérieur.

Le récit de Michel Layaz se déroule entièrement dans les murs d’une institution qui accueille des garçons qu’on qualifiera, pour simplifier, d’inadaptés au monde tel qu’il est. Le cadre d’un internat, ce monde clos sur lui-même, offre à l’écrivain un laboratoire idéal pour observer les comportements humains, que ce soit ceux des pensionnaires, ou des membre de l’encadrement. On pense à Modiano, à Walser et à d’autres encore… Comme ce dernier, Michel Layaz est suisse. Il est né à Fribourg en 1963 et La Joyeuse complainte de l’idiot est son sixième roman. Les portraits en situation des protagonistes occupent une grande partie des vingt-quatre chapitres narrés à la première personne par l’un des pensionnaires. De ses camarades on ne connaîtra que David, qui chaque matin guette le premier levé pour lui infliger ses « ’éruptions verbales », « impétuosités langagières », « théories interminables », et Raphaël, un garçon qui pour entrer en contact avec les êtres et les choses, commence par les lécher, procédant ainsi à une « inspection » rituelle de son environnement. On imagine ce que serait sa vie à l’extérieur…

La présidente-directrice générale, Madame Vivianne, patrone despotique et bienveillante, a instauré des règles de vie qui permettent à la singularité de chacun de s’épanouir sans heurt. Elle ne cherche pas à guérir ses protégés, mais à faire émerger les « splendeurs enfouies sous des couches de désarroi, de tourments, de méchancetés, de désespoir, d’obstination, d’errances (…) autant de dérives qui ne sauraient effacer la bonne pâte qui existe derrière tout cela. » Nous voilà dans une charmante utopie libertaire, d’ailleurs assumée comme telle : les méthodes employées feraient hurler les spécialistes patentés de l’adolescence. C’est que La Joyeuse complainte n’est pas un traité d’éducation, mais une fable qui met en scène des êtres décalés – mais constituant une famille soudée -, et au passage livre une critique acerbe des valeurs qui ont court dans le monde dit « normal ». Lorsque l’héritier du propriétaire décide de vendre La Demeure et donc d’en chasser la communauté, celle-ci cherche activement une issue. Comment se procurer les deux millions demandés ? Mademoiselle Josette, la réceptionniste, et Docteur Félix, le médecin au génie torturé, vont trouver la solution : les larmes des jeunes gens contenant un puissant antalgique, il suffit d’en collecter suffisamment, de vendre le brevet à « une firme pharmaceutique suisse » pour recueillir cette somme.

Le récit de Michel Layaz alterne passages satiriques (la visite d’un journaliste dans le vent, d’une suffisance caricaturale, d’une médiocrité sidérante, les propos indigents d’étudiants en commerce et finances), moments de grande sensualité (lorsque l’opulente Madame Vivianne offre la caresse de ses seins au pensionnaire narrateur, avant de lui transmettre le flambeau de La Demeure), portraits des protagonistes d’une empathie parfois naïve (Monsieur Alberto et ses chiffons puants, Professeur Karl et son humanisme rugueux et bienveillant, Monsieur Guillaume et ses affabulations envoûtantes…). Variété qu’on retrouve dans l’écriture de Michel Layaz, irisée par les jeux avec le langage : la passion lexicographique du narrateur, son goût pour les termes rares, les alliances de sonorités donnent à l’ensemble de délicates touches de fantaisie. On aurait aimé que l’auteur aille un peu plus loin dans cette direction, et aussi qu’il élargisse le champ dans lequel évoluent ses personnages afin de donner un peu plus d’épaisseur à chacun.

Il reste que cette Joyeuse complainte confirme l’originalité d’un écrivain qui porte sur le monde et les êtres un regard aigu et sensible à la fois.