Postface de Guy Ducret

Les trois textes courts que Michel Layaz offre ici prennent place à côté de six romans, échelonnés sur onze ans, de 1993 à 2004. Ils renouvellent le talent d’un écrivain confirmé (mais qui s’était rarement consacré à la forme brève), en même temps qu’ils parviennent à le caractériser pleinement. On trouve en effet dans ces pages, rassemblés en une collection dense, la plupart des traits qui ont fait connaître l’auteur de Ci-gisent, et l’ont fait aimer : des blessures d’adolescence, mal cicatrisées, jamais oubliées ; des révoltes latentes, promises à de soudaines explosions ; une violence qui se trame au fond secret des relations les plus aimantes – en particulier filiales ; de fragiles rédemptions amoureuses, dont la rareté fait le prix. Surtout, on retrouve la langue, jaillissante, volcanique et rythmée qui donne à toutes ces expériences leur vigueur et, par delà, leur confère leur sens le plus profond. Ici pas plus qu’ailleurs, l’univers de Michel Layaz ne se livre aisément, ni tout d’un bloc : pour le lecteur, il semble être toujours à conquérir, à décrypter pas à pas, comme dans une marelle exigeante dont le terme se déroberait longtemps. Voyez ce premier texte, Le Ciel à la marelle, justement, au titre énigmatique et beau : un voyage de cauchemar en train. Mais où ? Et vers quels ailleurs ? Et qui est cette femme, rédemptrice du chaos ? Surgie de quels improbables limbes ? Silence. Les Hommes forts, le second récit, s’il est d’une autre violence, n’est pas moins mystérieux dans son argument : sur fond de paysage désolé, un « je » singulier, misérable, anonyme (« l’homme »), occupé à déchiffrer d’étranges inscriptions, se voit un jour anéanti par des « ils » pluriels, tortionnaires et assassins sans raison. Où cela ? Et pourquoi ? – se demande-t-on d’abord, un peu égaré, avant de deviner que, dans le silence obstiné qui répond à ces questions, c’est le mutisme de toute dictature qu’il faut lire. Comme l’univers de Kafka, celui des Hommes forts soulève un « pourquoi ? » révolté, auquel est refusé jusqu’au bout le soulagement d’une réponse. Le troisième récit, le plus proche par sa facture et son projet de l’univers romanesque de Michel Layaz, fait droit lui aussi à ce principe actif de l’énigme. Sans doute ici les dates sont-elles précises, et les lieux déterminés, tout comme les relations entre les êtres sont explicites. Mais le sont-elles vraiment ? Entre les destins particuliers d’une même famille, que l’auteur décrit de 1810 à nos jours , y a-t-il un lien de cause à effet ? D’opposition ? De ressemblance peut-être ? Hasard ou déterminations secrètes ? Les lecteurs en sont réduits à deviner tout ce que l’écrivain laisse reposer dans l’ombre, de mystérieux et d’irrésolu, comme s’il s’agissait pour lui de refuser à la narration son point sur le « i ». Opacité des âmes ! Et secret préservé des motivations ultimes ! Peut-être est-ce pour cela même qu’on lit Michel Layaz, page après page : par espoir que tant d’énigmes surgies de la narration même, et de ses silences, soient résolues. Elles ne le sont pas toujours. Car ces récits répondent à une autre logique que la narrative : celle du langage poétique, pris pour lui-même et entraîné par sa propre logique, qui tantôt anémie le romanesque, tantôt le fait exploser. Qu’importe en somme le récit ? Qu’importe même, ailleurs, l’appellation hypocrite de « roman » si le langage triomphe pour sa propre gloire, par des éclats de couleurs et de sonorités martelées ? C’est lui alors, lui, le langage, qui préside à toute l’orchestration, lui qui gouverne tout, emporte tout, et envoie bientôt promener la béquille fragile du romanesque. Voyez ces énumérations scandées, ces paroles ressurgies, encore chaotiques, du chaos de la mémoire, ces phrases nominales qui semblent incliner à la versification libre : peut-être est-ce pour cela même, après tout, qu’on lit Michel Layaz. Pour l’éblouissement de ces incantations, pour ce langage triomphant qui se déploie par jaillissements, page après page, quand l’affabulation conserve ses secrets. Et l’on comprend alors qu’une tension essentielle, entre désir de récit et bonheur du langage, habite cette œuvre tout entière. Ou que Michel Layaz, l’auteur de ces narrations énigmatiques, est surtout poète. Ou mieux : qu’il l’est aussi.